Il y a bien longtemps, un matin dans le marais entre hiver et printemps.
Un couple de grand-parents. Lui est ouvrier à la ferme, elle y est bonne. Ils habitent une petite chaumière à Boulienne. C’est lui qui a ramassé le roseau pour la couvrir. Le marais, il l’a dans le corps. Il connaît les passages des animaux, les habitudes des canards. Il connaît les passages lorsque le marais est en eau et ceux qu’il vaut mieux éviter… C’est un maître dans l’art de sauter par dessus les fossés à la perche ! Il a un rapport particulier au marais : c’est pour ça que dans la région c’est lui qu’on vient voir pour traverser, pour savoir où sont les animaux… Dans leur maison, il y a toutes les préparations de la vieille qui part dans le marais pour y cueillir les plantes qui soignent : en vinaigre, en bouquets séchés accrochés à la charpente taillée dans des couerons.
Aujourd’hui, ils s’activent à la maison, ils reçoivent le petit-fils, Kalen qui a une dizaine d’années. Le petit-fils arrive accompagné de sa mère qui ne fait que le déposer. Ils se retrouvent puis les jours qui suivent, les grand-parents l’emmènent avec eux dans le marais, ils lui montrent les endroits où passer, l’emmènent à la rencontre des animaux, des plantes et ponctuent leurs visites de légendes du marais. Ils lui parlent du beugle, ce bruit envoutant qui ressemble au beuglement d’une vache. La grand-mère lui raconte l’histoire des 7 femmes disparues en barques dans le marais…
La veille du départ, juste après le souper, Kalen et sa grand-mère préparent des craquelins qu’il emportera avec lui à la ville. Le grand-père est sorti, disant qu’il avait à faire dehors. Alors que la grand-mère sort les gâteaux du four, ils entendent le beugle. La grand-mère sourit, mais Kalen a très peur… Et en même temps, il est piqué par la curiosité ! C’est le beugle des légendes qu’il entend là ! L’enfant dit qu’il veut aller dehors. La grand-mère, qui a l’habitude de parler au marais interroge celui-ci (elle marmonne de phrases inaudibles…). Elle est dans la cuisine, mais c’est comme si elle était ailleurs. Quand elle « revient à elle », elle lui dit qu’il peut y aller : le marais saura le guider pour qu’il ne mette pas sa vie en danger. L’enfant prend des craquelins encore tous chauds, il les glisse dans sa poche. Dehors, tout au fond de la cour, il y a une mare. Là, un oiseau l’attend, le regarde. D’instinct, l’enfant lui tend un craquelin. L’oiseau le prend et s’envole, l’enfant le suit, malgré la peur de se retrouver tout seul de nuit dans le marais. Ils vont vers la prairie aux couerons. L’oiseau quitte ici l’enfant. Celui-ci touche le tronc, il se met à lui parler de la forêt de Scissy. De nouveau on entend le beugle, l’enfant continue son chemin en suivant le son, il croise un corbeau qui lui raconte la légende du curé qui n’arriva pas à dire le dominis vobiscum. De nouveau le beugle, l’enfant suit le bruit, il arrive à la mare. Là, un feu sort du sol, sous ses yeux, et lui montre l’histoire du serpent à deux têtes. Mais le jour va bientôt se lever. Il faut qu’il rentre avant. Quand il rentre dans la maison, c’est tout le marais qui entre avec lui. Les grands-parents l’attendent, ils lui ont préparé un bon petit-déjeuner. Ils lui sourient. Puis sa mère vient le chercher. Il part… pour longtemps.
Kalen ne pensait pas partir si longtemps maintenant que le marais était entré en lui, mais la vie l’a conduit de l’autre côté de la mer, il va voyager avec sa mère à travers le monde pendant de nombreuses années. Il entretient alors une correspondance étroite avec ses grands-parents. A chaque lettre qu’il ouvre, le marais inonde l’air qu’il respire. Aujourd’hui Kalen est un jeune homme et ces derniers temps, les lettres qu’il reçoit de ses grands-parents embaument de moins en moins…
Kalen apprend le décès de son grand-père, sa mère et lui retournent à Boulienne. Il retrouve sa grand-mère qui a bien vieilli, il ne reconnaît pas le marais. On est pourtant au tout début du printemps. Son grand-père n’est plus là mais d’autres choses ont disparue… Où est l’eau ? Où sont les oiseaux ? Les roseaux ? Sa grand-mère lui dit que le marais semble aussi fatigué qu’elle… Ils parlent du grand-père qui n’arrivait plus à se déplacer ces dernières années. Il restait assis sur sa chaise toute la journée et ne cessait de parler du marais. On aurait même pu croire qu’il parlait au marais, à ses animaux, au vent. Quelques jours après, la mère repart chez elle, mais Kalen lui dit qu’il restera un peu plus ici auprès de sa grand-mère…
C’est le soir, avec la grand-mère, ils se racontent les souvenirs du marais. Et puis elle lui demande s’il veut bien lui raconter ce qui s’est passé la fameuse nuit où il était allé dedans, avant de partir faire le tour du monde. Il lui raconte, elle sourit, dit qu’alors tout n’est pas perdu ! Le grand-père avait laissé une besace, dessus était piqué une lettre adressée « à celui qui a suivi le beugle ». C’est donc pour toi ! Le jeune homme est ému, la grand-mère l’embrasse plus fort qu’elle ne l’a jamais fait. Dans la lettre il lit ceci : « La roue tourne, chacun son destin, au fond je crois que je le savais déjà ! Bon voyage, rappelle-toi de ta première nuit dans le marais, tu avais trouvé ta clef pour y entrer, tu sauras trouver celle pour pouvoir revenir ; Et surtout, n’oublie pas les légendes, raconte-les ! Signé : l’ancien gardien du marais ». Sur ces mots le jeune homme est resté perplexe. Mais la grand-mère a dit qu’il était tard, qu’elle allait se coucher. Elle l’a embrassée fort, fort avant de s’éclipser. Kalen est resté là, avec le sac dans les mains…
Il l’a ouvert, c’est comme si le marais inondait la pièce de ses effluves… Il a plongé sa main dedans. Il y a trouvé le plumage d’un oiseau, brun moucheté. Il l’a pris et sans réfléchir, l’a posé sur ses épaules. C’est arrivé par les pieds… une sensation étrange, comme si des racines plongeaient dans le sol. Et puis comme un courant, ça a remonté le long de ces jambes, il a eu l’impression qu’elles devenaient légères, que lui-même se faisait plus léger. Quand il a voulu bouger ses bras, ils étaient devenus ailes… La nuit était noire, il s’est envolé dans le marais. Et à chaque coup d’aile, ses souvenirs revenaient et le marais retrouvait sa vitalité.
Le lendemain matin, on a entendu le beugle sur le marais. Ça faisait si longtemps… Certains ont de nouveau eu peur, mais la grand-mère a souri et n’a pas été étonnée de revoir son marais en eau. Quel bonheur, ce matin-là, d’y retrouver les paysages lissés par l’eau, les sons du vent qui joue avec les roseaux, les odeurs de menthe et de tourbe, les rides à la surface des eaux, les toiles d’araignées agrippées de rosée. Elle a reparlée aux plantes, aux eaux… ou peut-être était-ce à son petit fils…